Requiem 2ème partie.

Publié le par David Branger

A quoi pouvait-il s’attendre d’autre qu’à cela ? Le vieux n’avait rien à dire de plus par rapport à son premier témoignage. Fouksman se demandait d’ailleurs pourquoi Maitrias avait tout misé sur cet unique témoin. Il n’y avait rien de percutant. Rien qui puisse faire avancer l’enquête. Alors il se décida à rendre visite à la famille Guillot. Il devait en passer par là, il ne devait plus attendre maintenant.

Quand il sonna à la porte, il lui semblait que c’était Mélissa qui hurlait dans le carillon. Elle suppliait qu’on lui donne la paix qu’elle méritait.

La porte s’ouvrit sur une dame qui paraissait beaucoup plus vieille que son âge. Fouksman pensa que c’était ce qui arrivait quand le destin vous arrachait une vie aussi violemment.

– Madame Guillot ? Inspecteur Fouksman, dit-il simplement.

– Je me demandais quand vous alliez passer.

Fouksman se contenta de baisser la tête en signe d’humilité. Il savait que la nouvelle d’une enquête complémentaire s’était répandue comme une traînée de poudre. La famille Guillot devait s’attendre tous les jours à ce qu’on vienne sonner à sa porte pour lui poser des questions, peut-être les cent mêmes questions auxquelles elle avait dû répondre auparavant. Qu’est-ce que cela allait apporter de nouveau ? Tout ce que ça ferait, c’est ouvrir à nouveau des plaies qui commençaient peut-être à se cicatriser du fait qu’on était censé avoir arrêté le coupable. L’arrivée de Fouksman était synonyme de désastre. Tant pis si Delanne était innocent, au moins, la famille pouvait faire son deuil, même s’il était basé sur un mensonge.

– Je suis navré madame Guillot mais j’ai quelques questions à vous poser.

La dame acquiesça tout simplement et laissa entrer le policier. Elle le conduisit dans la salle à manger où elle l’invita à s’asseoir. Elle lui proposa un café qu’il accepta volontiers, chose qu’il ne se permettait pas de faire en temps normal.

Pendant qu’on lui préparait un café, Fouksman scruta les alentours. Il n’y avait pas un mur qui ne portait au moins une photo de Mélissa. A différents âges, on pouvait voir la jeune fille, rayonnante de vie. Chaque cliché condamnait les atrocités qu’on lui avait fait subir. Et dans ces yeux qui le fixaient, tout autour de lui, Fouksman voyait la détresse d’une future victime, comme si l’appareil avait pu emprisonner cet appel au secours.

Madame Guillot arriva avec un plateau à la main. Les regards de Mélissa se figèrent dans leur innocence et leur naïveté mais Fouksman savait qu’ils reviendraient tôt ou tard le hanter s’il ne trouvait pas le fin mot de cette affaire. Il allait apprendre à la mère de Mélissa que Delanne n’était peut-être pas le vrai coupable et tout allait repartir de zéro. Le passé allait ressurgir de sa boîte.

– Delanne est innocent, c’est ce que vous êtes venu me dire, dit-elle alors.

Malgré ses convictions, Fouksman tenait à garder quelques réserves :

– Non. Je suis là pour un complément d’enquête mais rien ne dit que Delanne est innocent. Il apparaît, d’après le rapport d’autopsie que plusieurs personnes étaient présentes à ce moment-là.

Madame Guillot resta sans rien dire et fixa l’inspecteur. Mille questions lui venaient à l’esprit, accompagnées de mille tourments. Fouksman ne voulait pas entrer dans les détails et surtout avoir à énumérer tous les sévices qu’avait subis Mélissa. Alors il enchaîna :

– Une trace ADN n’appartenant pas à Delanne a été trouvée sur le corps de votre fille. C’est pour cette raison que le procureur demande une enquête approfondie.

– Cela signifie que le premier inspecteur chargé de l’affaire n’a pas fait son boulot !

Fouksman ne pouvait qu’être d’accord avec elle. Et il déplorait  ce manque de professionnalisme et de rigueur de la part d’un collègue qu’il ne connaissait même pas.

– Je ne peux tout vous révéler, madame. Disons plutôt que je me garderai de vous faire plus souffrir de la perte de votre fille avec des détails qui ont été mis à jour. Tout ce que je veux, c’est reprendre la piste d’il y a trois ans et trouver tous ceux qui ont été à l’origine du décès de Mélissa.

Un peu forcé, avait-il dépassé les limites tout en restant sincère ? Les larmes montèrent aux yeux de madame Guillot et Fouksman sentit la colère monter en elle.

– Vous êtes persuadé qu’ils étaient plusieurs ? demanda-t-elle.

– Intimement persuadé, oui. C’est pourquoi je suis là. J’ai besoin que vous répétiez ce que vous avez dit à la police il y a trois ans.

Madame Guillot prit une gorgée de café. Fouksman l’imita en la fixant du regard. Il ne pouvait s’empêcher de vérifier tous les tics qui lui permettraient de savoir si elle mentait ou pas. Pourquoi faire cela ? Aucune idée. Simple réflexe de policier.

– J’ai prévenu la police tard le soir, ne voyant pas arriver Mélissa. Elle était mineure. Je pensais qu’on commencerait aussitôt les recherches, surtout depuis ce qui s’était passé en Belgique. Au lieu de ça, on m’a répondu que Mélissa avait sûrement fugué ou qu’elle avait rencontré une amie en chemin. Je ne voulais pas croire à la fugue. Quant à cette soit disant rencontre avec une amie, oui, c’était possible mais elle aurait prévenu. Elle avait un portable avec elle.

– Un portable ? Ce n’était pas mentionné dans le rapport. On ne l’a pas retrouvé.

– L’assassin a dû s’en débarrasser.

– On a retrouvé tous ses effets. Même la carte du vidéo club où elle s’était servie.

En disant cela, Fouksman pensa à une chose. Il se promit de vérifier mais pour le moment, il fallait avancer. Le portable pouvait devenir une piste dans la mesure où sa présence n’avait jamais été signalée, tout comme son absence d’ailleurs.

– Vous n’avez reçu aucun courrier pour annuler le forfait de ce portable ? demanda Fouksman.

– C’était un téléphone à carte. C’était uniquement en cas de besoin, pas pour rester des heures pendues après à blablater avec les copines.

– Avez-vous le numéro ?

– A quoi cela peut-il vous servir ?

– C’est une piste. Il n’a jamais été fait mention d’un portable dans aucun rapport. Vous-même n’en avez pas parlé lors de votre déposition et pour cause…

Il laissa sa phrase mourir dans l’air. En effet, après avoir signalé la disparition de sa fille, Madame Guillot revoyait les flics pour constater qu’elle était morte, torturée, violée et sauvagement assassinée ; la dernière chose qui lui aurait été venue à l’esprit était que sa fille avait un portable sur elle le soir du meurtre. Et combien de flics auraient suivi cette piste ?

La mère de Mélissa se leva et alla fouiller dans un tiroir. Fouksman but une autre gorgée de café et crut s’étouffer en voyant une ombre se glisser lentement dans le couloir pour prendre l’escalier en face.

Madame Guillot revint, un petit carton à la main. Fouksman avait sorti son mouchoir pour s’essuyer les lèvres.

– Il faudra que j’apprenne à boire, dit-il.

La mort rodait encore dans cette maison et l’humour n’était pas de taille à rivaliser. L’inspecteur fit semblant de rien et prit le carton qu’on lui tendait. C’était une carte de visite ; le genre de carte que peuvent avoir les adolescents de 15 ans pour faire comme les grands. Fouksman la rangea dans la poche intérieure de son blouson et vit alors un jeune homme entrer dans la salle. Le frère aîné de Mélissa. Lui aussi était ravagé par cette douleur qui accélère le temps. Il salua le policier et s’assit à côté de sa mère qui lui prit la main.

– Une enquête a été demandée, dit le jeune homme dont Fouksman avait oublié le prénom ; il était apparu à plusieurs reprises dans un rapport pourtant.

– Un complément d’enquête, en réalité, précisa le policier. Pour nous assurer que toutes les pistes ont été explorées.

– J’aurai dû être avec elle ce soir-là, dit le frère de Mélissa. J’aurai dû l’accompagner et pas la laisser seule avec ce Delanne !

– Tu ne pouvais pas savoir ce qui allait se passer, personne ne pouvait le savoir, rassura Fouksman. Tu n’as pas à t’en vouloir pour ça !

– Mais si je l’avais accompagné, il ne lui serait rien arrivé !

Fouksman aurait voulu répondre qu’il n’en savait rien et que probablement lui aussi aurait été agressé en même temps que sa sœur. Il s’abstint pour ne pas faire éclater un abcès qui saignait déjà abondamment.

– Tu étais où ce soir-là ? Si tu n’étais pas avec ta sœur, c’est que tu ne devais pas l’être. Il n’y avait aucune raison pour que tu sois avec elle. C’est la colère qui te fait parler ainsi. Mais crois-moi, tu ne pouvais rien.

Le jeune homme regarda Fouksman. Dans ces yeux là aussi l’inspecteur voyait jaillir une colère noire. Normal quand on pense être celui tout désigné pour protéger un être cher et qu’on faillit à sa tâche.

– Votre mari, commença Fouksman. Il est ici ?

– Il travaille, répondit madame Guillot. Durant les jours qui ont suivi la mort de Mélissa, il ne dormait plus. Il ne parlait que d’une chose : sa vengeance. Il en était arrivé à sortir avec son fusil de chasse. J’avais très peur. Il passait ses journées et même ses nuits parfois à chercher. Quand on a arrêté Delanne, ça a été fini. Il s’est comme apaisé mais n’a jamais remonté la pente complètement. Sa petite fille lui manque et il trouve du réconfort dans son travail.

L’inspecteur acquiesça et se leva. Il en avait assez entendu et ne voulait pas prolonger le calvaire plus longtemps. Il tendit la main à Madame Guillot puis à son fils.

– J’étais principalement venu me présenter, dit-il alors. Vous m’avez bien aidé, je vous en remercie. Je vais vous laisser ma carte. Si jamais vous avez quoi que se soit à me dire, n’hésitez pas. Et si vous avez des questions, n’hésitez pas non plus.

Il se promit qu’il appellerait régulièrement pour les tenir au courant de l’avancée de cette enquête. Il se dirigea vers la porte et attendit que Madame Guillot lui ouvre. En se tournant, il jeta un œil en haut de l’escalier qui faisait face à la porte d’entrée. Mélissa se tenait sur la dernière marche. Elle était dégoulinante d’eau et portait les vêtements qu’elle avait sur elle le soir du drame. Ils étaient sales, boueux. La jeune fille au teint livide tendit les bras vers l’inspecteur, comme si elle voulait que ce dernier la prenne dans les siens.

Fouksman déglutit difficilement, ne se rendant pas compte qu’il avait la gorge sèche et détourna le regard. Quand il posa les yeux une nouvelle fois sur la dernière marche de l’escalier, il n’y avait plus personne.

 

Le policer avait du mal à se remettre de sa vision. Il estimait que son cerveau surchauffait ces derniers temps. Quoi de plus normal ? Il dormait avec cette enquête, se levait avec, passait sa journée avec, se recouchait le soir avec.

Il venait de repartir de chez les Guillot et avait décidé de refaire le trajet qu’aurait pu prendre Mélissa le soir du drame. D’après Delanne, il l’avait laissé un peu plus haut sur la route. Elle n’était pas très loin de chez elle à ce moment-là. 500m tout au plus. Le fameux van blanc qu’avait croisé Delanne venait à coup sûr de cette route. Il partit de l’hypothèse que le fourgon blanc avait croisé Mélissa alors que Delanne était passé depuis peu. Le timing était serré mais ça fonctionnait. Fouksman remonta la route sur pratiquement deux kilomètres. Il arriva à un rond point et sur sa gauche, il y avait le supermarché, son parking et son distributeur de vidéos.

Le policier fit demi-tour et reprit la direction de chez les Guillot. Il roula au ralenti et examina les alentours. Il s’arrêta à un moment sur le bas côté. Il y avait un chemin de terre qui traversait un champ et qui allait se perdre un peu plus loin. Il décida de le suivre, toujours guidé par son instinct. Il sentait les choses venir.

Il roula encore quelques kilomètres sur ce chemin encadré par des champs. Puis il longea un bois et déboucha au milieu de nulle part. Un cul de sac. Le chemin s’arrêtait devant un portail fait de barbelés et de planches moisies.

Fouksman descendit de son véhicule et s’approcha du portail. Il était fermé par une simple cordelette fripée. Il regarda plus attentivement : la propriété ne semblait pas être un champ. Plutôt une sorte de terrain vague. Il entra. Au bout de quelques pas, sur sa droite, collé au bois, il vit un hangar ou une grange. C’était en tout cas assez délabré pour que ce ne soit plus vraiment reconnaissable. Il s’avança, jetant des regards tout autour de lui, aux aguets, espérant que personne ne le guettait avec un fusil à la main.

Les portes du hangar (ou de la grange, au choix) étaient dégondées. Une traînée là, contre une poutre, l’autre avait disparu.

Sans rien toucher, de peur de se planter sur un clou et de choper une saloperie, Fouksman passa la tête à l’intérieur pour jeter un œil.

– Qu’est-ce que vous faites là ? entendit-il alors, ce qui le fit sursauter et porter sa main à son arme.

Un homme d’âge avancé, courbé vers l’avant mais le regard vif, se tenait derrière lui.

– Vous êtes le propriétaire des lieux ? demanda le policier en lui montrant ses papiers.

Après les avoir examiné attentivement…

Il est myope, pire qu’une taupe, pensa Fouksman.

… il les rendit et croisa les mains dans le dos.

– Non, je ne suis même pas le gardien. Mais je n’aime pas que les jeunes viennent ici pour fumer leur cochonnerie !

– Parce que j’ai l’air de vouloir fumer une cochonnerie ?

Ici non plus l’humour n’était pas de mise. Le vieux jeta un regard assassin au policier en guise de réponse.

– Je suis venu par simple curiosité, continua Fouksman. En fait, j’enquête sur le meurtre d’une jeune fille il y a trois ans de ça.

– La petite Guillot ! Ses parents m’achètent régulièrement des fruits et des légumes que je cultive dans mon jardin depuis ma retraite.

– Vous vous souvenez de ce soir-là ? Avez-vous vu quelqu’un roder par ici ? Quelqu’un d’inhabituel ?

– Et comment je me souviens ! Qui aurait oublié un des orages les plus violents de notre époque ?

– Un orage ?

– Un orage ! Rien dans la journée, ni même en début de soirée, pouvait prédire cela ! Sauf mon bras le bougre !

– Je vous demande pardon ?

– J’ai pris une balle durant la guerre, jeune homme ! Et en ce temps-là, les hôpitaux n’avaient pas le matériel sophistiqué de maintenant. On faisait avec les moyens du bord. Ce bras n’a jamais guéri correctement ! C’est pour ça que quand le temps change, je le sais : mon bras me le fait savoir !

– Je vois. Alors la météo n’avait pas prévu cet orage mais vous, oui.

– Je ne suis pas resté. Ma bicoque est pas mal, je m’y plais Mais quand il pleut un peu fort, les bâches ne sont plus imperméabilisées. Alors je vais chez ma fille à la sortie de la ville.

– Et quand vous êtes revenu, vous n’avez rien remarqué de particulier ?

– Mis à part que mon lit avait désormais un matelas à eau, les portes de la grange, là, étaient tombées, dit le vieux en indiquant le hangar. Le toit avait été partiellement arraché. Un arbre a manqué de tomber sur tout ce foutoir !

Fouksman examinait l’état du hangar. Il en manquait de peu pour qu’il s’effondre de lui-même. Il se demandait d’ailleurs comment il tenait encore debout. Son instinct, qui ne cessait de lui marteler la tête, le poussait à aller voir à l’intérieur.

Accompagné du petit vieux qui gardait toute son énergie, il entra. Le sol était inégal et jonché de poutres de fer, de bois, de clous, de planches, de débris de verre et tout un tas d’autres ordures. Sacs plastiques, branches, buissons, il y avait même des rats crevés dans un coin, assortis des quelques moineaux.

Fouksman fit quelques pas dans le hangar. Il surveillait que rien ne s’écroule et jetait un coup d’œil sur le sol. Il trouva de la corde. Rien dans le rapport d’autopsie ne stipulait que Mélissa avait été attachée. Et qu’est-ce qui lui faisait croire de toute façon qu’on l’avait bien amenée ici ? L’instinct peut parfois vous jouer des tours. A force de l’écouter, vous en arrivez à vous persuader de pas mal de choses.

Pourtant, au fond de lui, le policier était mal à l’aise. Il sentait un froid lui parcourir le dos. Il avait l’impression qu’on voulait le pousser plus en avant. Une sensation désagréable de ne pas avoir que le vieux comme compagnie.

Il revint à la réalité et ressortit, le vieux sur les talons.

– Je vous remercie, dit-il en s’éloignant.

– Mais de rien, répondit le vieil homme.

Il le laissa s’éloigner et Fouksman put tout de même entendre ce qu’il disait dans sa barbe :

– Singulier personnage.

 

Quand il arriva chez lui et qu’il eut posé ses affaires, Fouksman se laissa tomber dans son fauteuil. Manger, boire un coup ne lui était pas venu à l’esprit. Il était préoccupé. Il reprenait une enquête et des certitudes se présentaient à lui. Pourtant, il savait que jamais rien n’était sûr. Tout pouvait n’être que leurre malgré les apparences. C’était un combat acharné pour garder la tête froide et les idées claires. Il pensait Delanne innocent mais il n’avait aucune preuve de cela. Le jeune homme paraissait sincère mais si sa honte ne faisait que masquer le plus horrible ?

Grégory Fouksman ne cherchait même pas à imaginer le calvaire de Mélissa. D’ordinaire, il ne le faisait jamais d’ailleurs. Il constatait mais prenait toujours du recul vis à vis de ce qu’il voyait. Ne pas avoir de sentiments pour la victime était peut-être la seule condition pour mener à bien une enquête.

Pour Mélissa, cependant, il sentait que ça prenait un autre chemin. Il se sentait submergé par des émotions qui ne lui ressemblaient pas. Et il repensa à ces images qu’il avait eues. La jeune fille ruisselante en haut de l’escalier chez sa mère. Mélissa traversant le couloir subrepticement pour grimper à l étage. Elle était morte ! Pourquoi tant de mystère, tant de précaution ? Pourquoi la voyait-il ?

Il avait lu quelque part que lorsqu’on vivait quelque chose d’intense il nous était donné, parfois seulement, de voir ce que le commun des mortels ne pouvait déceler.

A bien réfléchir, Fouksman n’avait rien vécu qui puisse le prédestiner à de telles visions.

Pas plus qu’à celle qu’il voyait en ce moment. Le reflet de Mélissa était dans le téléviseur, elle se tenait derrière lui.

Il fit un bond et se leva en faisant volte face, manquant de renverser la coupe à fruits posée sur la table basse.

Mélissa était ruisselante, comme lorsqu’il l’avait vue chez elle, les vêtements maculés de boue, les jambes nues lacérées et pleines de terre. L’eau goûtait tout autour de la jeune fille mais ne semblait pas imbiber la moquette. Elle lui tendit les bras, le regard implorant, les lèvres tremblantes, comme si elle voulait que Grégory l’arrache de son martyre.

L’inspecteur ferma les yeux, pensant qu’il devenait fou et quand il les rouvrit, il s’attendit à retrouver Mélissa, les bras toujours tendus vers lui.

Il n’y avait plus rien.

Pas même une tâche sur la moquette. Pour s’en assurer, il s’avança, s’agenouilla lentement et posa une main délicate à l’endroit même où se trouvait la jeune fille.

Hormis le fait que c’était froid, il n’y avait pas la moindre trace d’eau.

Fouksman passa le reste de la soirée entre les questions sur cette affaire et celles qui pouvaient découler d’une telle atrocité.

Il se demandait comment il réagirait en tant que père si on venait lui apprendre que sa fille avait été torturée, violée puis tuée, qu’elle était passée par un calvaire de plusieurs heures comme si un chat jouait avec une souris.

Ces questions lui permettaient de dresser un profil psychologique du ou des assassins. Pour lui, il y en avait plusieurs, ça ne faisait aucun doute.

Pour la justice, c’était Eric Delanne le seul coupable. Peut-être après tout, peut-être pas. Il n’avait pas entendu dire que l’on pouvait changer son ADN pour faire croire que quelqu’un d’autre était responsable.

Il se rappela alors d’une affaire qui avait défrayé la chronique des années auparavant. C’était un concierge déjà arrêté pour viol et meurtre, remis en liberté et qui avait assassiné une locataire de l’immeuble qu’il gardait. Pour brouiller les pistes, il avait mis sur les lieux du crime, des préservatifs utilisés qu’il récupérait dans une poubelle. En faisant des recherches ADN, la police cherchait loin de lui. Il avait vu cela dans une série policière américaine.

Ça fonctionnait. Et si Delanne avait fait la même chose pour brouiller les pistes ? L’hypothèse collait. Fouksman avait demandé à ce qu’on recherche le propriétaire de l’ADN retrouvé sur le corps de Mélissa. Avec un peu de chance, il appartiendrait à quelqu’un de connu des services de police. Si ce n’était pas le cas, il y avait de forte chance pour que Delanne ait monté ce subterfuge pour se disculper.

Restait l’hypothèse qu’il pouvait faire partie de ceux qui avaient assassiné la jeune fille.

Une petite voix intérieure lui remit en mémoire sa certitude de l’innocence de Delanne. Il décida alors qu’il ne devait négliger aucune piste ; quoiqu’il ait pu dire ou penser auparavant.

 

Au petit matin, il se rendit dans une agence de téléphonie, notamment le fournisseur du forfait à carte du portable de Mélissa –il avait retrouvé le dit fournisseur grâce aux premiers chiffres du numéro de téléphone. Il se doutait bien qu’il allait se heurter à un mur dès qu’il demanderait le renseignement qu’il désirait. Il sollicita d’ailleurs à parler au directeur de l’agence. Après une bonne heure de négociation et un appel à la paternité de l’homme, ce dernier décida de passer outre les protocoles de confidentialité et entraîna l’inspecteur dans un bureau où ils ne seraient pas dérangés.

– Je veux savoir quels numéros ont appelé ce portable, disons dans la semaine précédent le meurtre, dit Fouksman.

Le directeur pianota sur son ordinateur et la fiche d’identité du téléphone apparut.

– Attendez une minute, dit le directeur. La ligne fonctionne encore et le portable sert apparemment.

– Pardon ?

– Un appel a été passé hier soir depuis ce numéro.

Machinalement, Fouksman vérifia le numéro sur le carton qu’on lui avait donné et le numéro sur l’écran. Pas d’erreur, c’était bien celui-là.

Qui pouvait être assez stupide pour utiliser ce téléphone ? L’assassin ? Quelqu’un qui aurait trouvé le téléphone par hasard ?

– Quel numéro a été appelé ? demanda l’inspecteur.

– Le même sur les 43 derniers appels. Ils s’échelonnent tous entre la date du meurtre et hier.

Fouksman voyait tout cela à l’écran mais n’en revenait pas.

– A qui appartient ce numéro ?

Le directeur hocha la tête :

– Je ne peux pas vous le dire, il appartient à un autre opérateur.

– Vous avez des relations, non, vous pouvez peut-être les faire jouer pour moi ? Vous irez plus vite que si je prenais la voie habituelle.

Le directeur acquiesça et Fouksman sentait que c’était à contre cœur. L’inspecteur laissa sa carte et s’en alla après avoir demandé dans quel délai il aurait son renseignement.

Ça le démangeait d’appeler, rien que pour savoir qui allait répondre. Mais ça l’avancerait à quoi à part que la personne à l’autre bout du fil se méfierait ? Il oublia cette idée et attendit qu’on le rappelle pour lui donner les renseignements dont il avait besoin.

 

Une fois de plus, il reprit tous ses dossiers. Il recoupa tout ce qu’il avait. Il n’avait que ça à faire en attendant un coup de téléphone du directeur de l’agence qu’il avait vu quelques heures plus tôt. Il essaya de trouver d’autres pistes, d’autres failles. Il marchait à l’intuition. La même intuition qui lui disait que Delanne était innocent. La même intuition qu’il avait mise en doute. Pourtant, il lui faisait confiance. Il fallait qu’il en soit ainsi. Il fallait que quelque chose lui échappe, sinon, cette intuition n’avait pas lieu d’être. Alors pourquoi l’avait-il ?

Quand il releva la tête pour regarder l’heure, il trouva Mélissa assise sur une chaise, en retrait.

Il fut tétanisé par la vision. Elle était bien là et il avait envie de tendre la main pour la toucher, la sentir, se rendre compte qu’il ne rêvait pas. Elle avait toujours le même regard perdu, cette même façon d’implorer, cette tristesse sans fin au fond des yeux. Elle dégouttait sans laisser la moindre trace, l’eau se perdant dans un monde irréel, fantasque, invisible. Elle ne tendait pas les bras cette fois.

Fouksman la regardait et se calma. Il n’était pas plus fou qu’un autre. Il ne pétait pas les plombs. Il se rassurait. Peut-être que le fantôme de Mélissa le sentit car elle leva les yeux sur lui et il lut un espoir. Un espoir de quoi ? Elle était morte ! Que pouvait-elle espérer ? Qu’il trouve la solution ?

Une lueur apparut dans les yeux de Mélissa. C’était cela. Il devait trouver la solution pour qu’elle retrouve la paix. Mentalement, il la questionna. Elle ne répondit pas. Elle ne pouvait pas. Il savait qu’elle avait vu son ou ses assassins. L’image du ou des meurtriers était gravée dans son cerveau, dans ses yeux, il le savait. Pourquoi ne disait-elle rien ?

Probablement parce que si elle pouvait faire cela, elle pouvait tout aussi bien en finir elle-même.

Fouksman ne savait pas d’où lui venaient de telles idées, de telles réponses. Il décida néanmoins de leur donner une chance. Il continua. Il comprit rapidement qu’il ne posait pas les bonnes questions. On ne lui donnerait pas la solution à l’énigme : il devait la trouver tout seul.

Ce fut alors que Mélissa posa une main sur ses yeux. Elle la retira ensuite et se toucha l’oreille. Après quoi, elle s’évanouit dans l’air. Le policier sentit un léger courant d’air froid le traverser. C’était désagréable. Mais au moins, il comprit.

 

Sur les trois dernières années, les 43 appels passés depuis le portable de Mélissa étaient dirigés à un certain Melvin Burgos. Il était connu des services de police pour différentes affaires de trafic de cannabis. Dans ces affaires là, il n’était pas rare de procéder à une prise de sang pour des examens toxicologiques. Fouksman ne pensait pas qu’on aurait eu l’idée d’en profiter pour établir un profil génétique. Il fallait trouver autre chose.

Burgos fut alors amené au commissariat pour être entendu. Fouksman voulait savoir juste une chose ; une chose qui allait faire découler tout le reste.

– Tu connais ce numéro ? demanda l’inspecteur à la loque qu’il avait devant lui.

Burgos sentait le tabac et l’alcool mélangés. Nul doute aussi qu’il ne s’était pas lavé depuis quelque temps. Rien qu’à voir l’état du pantalon et du T-shirt de ce type, il faudrait désinfecter la pièce entière une fois l’interrogatoire terminé.

– Pourquoi, je devrais connaître ? demanda-t-il en laissant tomber la carte de visite de Mélissa sur la table.

Il prenait Fouksman de haut à l’évidence. De si haut qu’il commença à sortir une cigarette de sa poche sans demander de permission à qui que se soit.

– On ne fume pas ici, dit Fouksman. Je peux te faire amener un café.

– Un coca, dit le junkie en rangeant son paquet.

– Un coca, répéta Fouksman sachant qu’on les écoutait de l’autre côté du mur grâce au micro posé sur la table.

– Alors, ce numéro, tu connais ?

– Non, dit enfin Burgos.

– Tu en es sûr ?

– Certain.

– Tu as un portable ? Si je le vérifie, je ne trouverai pas ce numéro dedans si tu ne le connais pas.

Alors que la porte s’ouvrait sur une femme qui déposa un verre en plastique sur la table pour y verser une partie du soda qu’elle apportait, Melvin Burgos dévisagea Fouksman avec intérêt. Le policier connaissait ce regard. Il répondait à une provocation. La seule issue pour Burgos était de montrer son téléphone, ce qu’il fit dans la seconde qui suivit.

Fouksman fouilla dans le journal des appels et le trouva vide de tout numéro. Il s’y attendait. Il déposa le téléphone sur la table et se leva, dépité pour faire les cent pas. Burgos souriait et but son verre avant de finir la canette d’un trait.

– C’est tout ? demanda-t-il alors. Vous n’avez rien contre moi pour me retenir ici, hein ? Alors je peux y aller ?

Fouksman soupira. Il était vaincu. Il avait espéré et savait aussi qu’il y avait une chance sur cent pour qu’il trouve le numéro de Mélissa dans ce téléphone. Le relevé de sa ligne aurait été pratique mais il était pressé. Il devait se confronter à cet homme avant d’aller plus loin, lui faire savoir qu’il était là, tout près, qu’il le surveillait. En mettant la pression, tôt ou tard, Burgos ferait un faux pas.

Melvin se leva et lança un grand sourire moqueur à Fouksman avant de sortir, accompagné d’un agent de police.

La jeune femme qui était entrée pour donner le soda revint. Elle voulait savoir ce qu’elle devait faire maintenant. Sous entendu : si on plaçait une filature sur ce type, voire mettre son téléphone sur écoute.

– Tout ça à la fois. Prenez aussi le gobelet en plastique et vous l’envoyez au labo. On recherche de la salive pour dresser un profil génétique, dit simplement Fouksman en sortant.

 

Les appels téléphoniques pouvaient facilement être biaisés. N’importe quel expert pouvait en témoigner. Mais la génétique, on ne pouvait rien contre. Restait à savoir si le profil qu’on allait tirer de ce gobelet correspondrait à celui qu’on avait trouvé sur le corps de Mélissa.

La filature donna une adresse où Burgos logeait. Une sorte de maisonnette délabrée avec une cour. Dans cette cour, une camionnette blanche rouillée et cabossée un peu partout. La fameuse camionnette décrite par Delanne le soir du meurtre ? Il ne pouvait en être autrement. Les écoutes téléphoniques ne donnèrent rien. Du moins pas en ce qui concernait l’équipe de Fouksman. Par contre, si jamais il passait entre les mailles du filet criminel, il pourrait vite se retrouver pris dans celui des stups. Burgos n’eut pas moins de six rendez-vous durant les quatre jours qui suivirent. Ce fut le temps qu’il avait fallu pour avoir les résultats d’analyse de l’ADN relevée sur le gobelet utilisé par Burgos.

POSITIF. La mention marquée en rouge sautait aux yeux quand on prenait le papier. Pour Fouksman, rien d’autre sur cette feuille n’avait plus d’importance. Dans l’heure qui suivit, une demi-douzaine de flics débarqua dans le taudis de Burgos pour le plaquer au sol pendant qu’il hurlait son innocence. Fouksman s’avança vers lui pour lui signifier son arrestation. Il lui expliqua comment ils en étaient arrivés à la conclusion qu’il était présent le soir où la petite Mélissa Guillot avait été torturée, violée et tuée.

La compagne de Burgos, inconnue au bataillon d’après les policiers ayant fait une recherche rapide, fut également embarquée. Sous ses airs de rebelle patentée, elle cachait une grande lâcheté. Elle commença à tout déballer alors que Melvin Burgos l’insultait pour qu’elle se taise.

Fouksman avait demandé à ce qu’on fouille la maison de fond en comble. Peut-être y avait-il encore ici quelques indices qui alourdiraient la charge sur le couple. Il fit patienter les prévenus dans deux voitures différentes. Quitte à recueillir des aveux, autant que ce soit maintenant.

Enfin, comme on le lui avait demandé, on lui apporta le portable de Burgos. Il fouilla dedans mais ne trouva aucune trace d’appel ni même de texto provenant du portable de Mélissa. Encore une fois, la tentation fut forte d’appeler pour voir qui allait décrocher à l’autre bout du fil. Mais cela n’aurait servi qu’à alerter ce complice.

Fouksman monta dans la voiture où se trouvait la compagne de Burgos. Ce dernier attendait dans un véhicule juste à côté. Il regardait tour à tour le flic et sa petite amie ; un regard froid, haineux.

– Comment tu t’appelles ? demanda l’inspecteur à la jeune fille en pleurs.

– Elodie.

– Ecoute Elodie, je ne sais pas encore quelle est ta part de responsabilité là dedans mais je te promets de faire tout mon possible pour t’aider. A condition que tu me dises ce qui s’est passé ce soir-là.

– J’ai droit à un avocat.

Fouksman sourit.

– Pas encore non, nous avons 24 heures de garde à vue devant nous. 24h qui seront facilement doublées, tu peux me croire. Et vu comme tu as commencé à déblatérer tout à l’heure, tu ne traîneras pour me dire ce que je veux savoir. Autant que tu commences maintenant et ta garde à vue sera plus courte, plus supportable.

Il montra le portable de Melvin.

– Ce téléphone a reçu des appels depuis le portable de Mélissa. On ne l’a pas retrouvé dans la maison. J’en déduis donc qu’il y a quelqu’un d’autre. Qui ? Qui a récupéré ce portable ? Cette personne était avec vous le soir du meurtre. Elle a participé ? Tu as participé ? Tu as torturée cette pauvre fille ?

Elodie commença à trembler et à fondre en larmes.

– Je ne sais pas… Je ne sais plus, dit-elle entre deux sanglots. Je veux rentrer chez moi !

– Tu ne rentreras pas chez toi, pas avant un long moment. A moins que tu me dises qui était là.

 

Dans le véhicule à côté du leur, Melvin Burgos regardait attentivement ce qui se passait. Quand le tonnerre gronda et que la pluie commença à tomber abondamment, il eut tout juste le temps d’entrevoir le visage du flic avant que sa vue soit brouillée par la trombe d’eau ruisselant sur la vitre. Mais à ce qu’il vit, il comprit que c’était fini.

 

La dernière vitesse de l’essuie-glace de la voiture de Fouksman arrivait à peine à chasser les torrents qui tombaient sur le pare-brise. Il roulait doucement pour ne pas transformer sa voiture en aéroglisseur.

Il faisait si sombre et la pluie tombait si drue qu’il faillit rater sa destination. Il ne voyait bien que lorsque les éclairs zébraient le ciel. Il réussit tant bien que mal à garer sa voiture sur le bas côté. Il ne savait pas exactement où il l’avait stoppée. Elle était peut-être à moitié sur la route ou bien déjà prise dans la boue. Il mit les warning pour le cas où il y aurait d’autres fous comme lui qui circuleraient par un temps pareil.

Il ne lui suffit que deux mètres pour être trempé jusqu’aux os et vint sonner à la porte.

Madame Guillot lui ouvrit et à peine était-il entré qu’un coup de feu retentit au premier. La femme sursauta, l’inspecteur leva les yeux.

– Où est votre fils ? demanda-t-il.

Mais il n’eut aucune réponse. Madame Guillot était prostrée dans un coin, une main sur la bouche, tremblante. Elle venait de comprendre ce qui s’était passé sans pour autant connaître le pourquoi d’un tel geste.

Fouksman monta les marches quatre à quatre. Il regardait rapidement dans les pièces qu’il croisait. Il s’arrêta net en ouvrant une chambre.

Le fusil fumait, tombé à terre. A côté de lui, le visage défiguré du père de Mélissa. Fouksman voulait en être sûr. Alors il sortit son portable et composa le numéro de Mélissa. Tubular bell de Mike Oldfield retentit. Elle provenait de la poche de chemise du cadavre qu’il avait en face de lui. La chemise s’imbibait de sang et l’inspecteur réussit à sortir le portable sur lequel il vit son numéro clignoter.

 

Jamais il ne faisait cela d’ordinaire. Mais pour une fois, Fouksman ressentait le besoin de se rendre sur la tombe de Mélissa Guillot. Il y déposa une unique rose rouge. Un peu plus loin, il la vit qui le regardait. Il ne bougea pas, il ne trembla pas. Il pensa simplement. Il pensa à ce qu’aurait pu être la vie de cette jeune fille si elle était encore parmi eux.

Elle ne ruisselait pas. Ses vêtements étaient nets, aucune marque de lacération ni de brûlures. Elle était rayonnante. Un ange.

Elle leva simplement une main, sourit et s’évanouit dans l’atmosphère.

Fouksman ne la revit jamais. Pas même en rêve.

Publié dans Le coin lecture

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