Les Jumeaux

Publié le par David Branger

A l’instar de Démons et de Renaître, Les Jumeaux devait faire partie d’un troisième recueil tournant autour du fantastique. Démons fait désormais partie du projet que nous avons mis sur pied avec David Champclos ; Renaître alimente mon second recueil de nouvelles, Par amour…

Les Jumeaux, quant à eux, devront se contenter du blog !

 

 

 

Les Jumeaux

 

 

 

 

Lundi.

5h00.

William – que ses amis appelaient « Bill » la plupart du temps, pour faire plus « kitch », plus américain – se leva comme à son habitude, la tête en vrac. Il pensa à cette nouvelle semaine qui débutait et pas sous les meilleurs auspices puisqu’il avait trois réunions en deux jours et la tournée de ses clients à faire.

Il était commercial pour une grosse entreprise fabriquant des couteaux. Il devait sans arrêt démarcher aussi bien des particuliers que des professionnels et relancer ces derniers régulièrement pour que son patron puisse engranger le maximum d’argent en un minimum de temps et de coût.

Les réunions hebdomadaires étaient faites pour dresser un bilan. Tous les commerciaux étaient enfermés dans la même pièce enfumée, puante de stress et se faisaient descendre les uns après les autres. Même s’ils avaient fait un chiffre supérieur à la semaine passée, cela n’était jamais assez. Toujours plus et encore plus. On pouvait leur sortir des conneries du style « cela vous stimule » ou bien « c’est pour que vous vous surpassiez, pour que vous deveniez le meilleur parmi les meilleurs », cela n’arrangeait pas le fait qu’ils passaient leur temps à se faire virer comme des malpropres.

William aimait faire la tournée des clients tels que les restaurateurs. En général, ils lui offraient un verre d’un excellent cru, une bière à la pression ou un alcool tout droit sorti de derrière les fagots. Il lui était arrivé déjà, à plusieurs reprises, de rentrer fin saoul chez lui, se demandant comment il avait pu retrouver le chemin la veille tellement il avait mal au casque au petit matin.

Mais il détestait de plus en plus son boulot. Il songeait sérieusement à en changer. Il en avait marre de se faire traiter comme de la merde. Il pouvait se faire un bon salaire, cela dépendait des mois, mais il ne voulait plus se lever le matin, la peur au ventre, angoissé quant à savoir s’il allait se faire insulter en arrivant chez un prospect. Et puis il fallait dire ce qu’il en était : si les couteaux professionnels étaient d’excellente qualité, ceux vendus aux particuliers étaient une vraie merde. Il s’agissait ni plus ni moins des couteaux repris aux pros pour vice de fabrication ou parce qu’ils étaient usés. Parce qu’une clause du contrat stipulait que l’acheteur pouvait faire reprendre les veilles pièces à la condition d’en prendre des plus performantes et donc des plus chères. Les couteaux élimés étaient retaillés et refourgués aux particuliers qui, la plupart du temps, n’y voyaient que du feu.

William ne voulait plus jouer l’avocat du diable. Il fallait que cela cesse.

Sans parler des journées de fous qu’il se tapait et qui l’empêchaient d’avoir des activités en dehors. Pas moyen de faire du sport, ni même de se poser devant la télé pour regarder un film à la con ! S’il n’était pas sur les routes à faire le guignol, il devait rattraper le manque de sommeil qui s’accumulait tout au long de la semaine.

Alors, ce fut à reculons qu’il prit sa voiture ce matin là pour aller travailler.

 

Lundi.

23h00.

Assommé par le flot d’âneries qu’il avait dû supporter et la vague d’insultes qu’il avait dû essuyer, William rentra chez lui.

Il referma à clé la porte de son appartement, posa ses chaussures et jeta ses affaires un peu n’importe où. Il s’effondra dans son lit et s’endormit presque aussitôt, loin de la barbarie de ses contemporains. Et pour lui, jamais le début de ce mot n’avait eu autant de sens.

 

Mardi.

5h00.

Même rengaine. William se leva mais à reculons. Il n’avait pas envie d’aller bosser. Il n’avait pas envie de refiler des couteaux à des abrutis qui pouvaient planquer n’importe quel malade fanatique des armes blanches et qui pouvaient lui en planter un dans le bide, juste pour le fun. Il savait que c’était la fin, qu’il devait arrêter. Quand on part à son gagne-pain avec une boule au ventre, c’est qu’on n’est pas loin de la sortie ou de l’asile. Il opta pour la sortie. Et quels que soient les évènements de la journée, il remettrait sa démission à son patron le soir même.

Ce dernier le regarderait avec rancœur, sûrement. Ce n’était pas un bon élément qu’il perdrait mais une liasse de fric malhonnêtement soutirée à des gens qui n’avaient rien demandé.

Mais William n’en avait déjà rien à faire de ce que pouvait penser son patron. Il pourrait le voir faire la manche dans la rue ou appeler au secours depuis son appartement en flammes qu’il le laisserait pourrir à son juste sort. Il se disait que quelqu’un qui n’avait aucune reconnaissance et aucun respect ne devait pas attendre d’attention en retour.

William allait bosser pour lui-même maintenant, il allait un peu s’occuper de sa propre personne.

 

23h00.

Réglée comme une horloge, la journée se terminait. Seuls les engrenages n’étaient pas les mêmes que ceux de la veille.

Il avait vécu l’une de ses pires journées.

Tout d’abord, un client avait voulu le taillader en petites pièces pour « tester la fiabilité du produit » avait-il dit. William pensa au fanatique qu’il avait imaginé le matin-même et se dit que cette idée qu’il avait trouvée exagérée au réveil ne l’était plus maintenant.

Ensuite, il avait cru perdre le peu d’ordre mental qui lui restait quand il avait démarché une petite vieille. Il relevait au préalable les noms sur les boîtes aux lettres de ses prospects. Ainsi, en fonction des prénoms, il frappait aux portes qui semblaient abriter les plus jeunes personnes. Les Maurice, Marcel et Germaine ne faisaient pas partie de son cahier de rendez-vous. Mais qui aurait cru que Jennifer était une vieille dame de plus de quatre-vingt ans, sourde, à moitié aveugle et qui pétait régulièrement les plombs, à savoir environ toutes les deux minutes ? Elle avait quasiment séquestré William qui avait passé son temps à chercher les clés de la porte d’entrée que la vieille garce de Jennifer avait planquées. Elle riait de le voir devenir encore plus fou qu’elle.

Il ne comptait plus les portes qui se refermaient nonchalamment, ni les menaces de le dénoncer aux flics.

La cerise sur le gâteau revenait à son patron qui devint blême quand il apprit que l’un de ses meilleurs éléments s’en allait vers d’autres cieux plus cléments. Il chercha, dans un premier temps, à l’en dissuader. Il lui avait sorti le discours de routine, à savoir que le monde était mal fichu, qu’il y avait des bons et des méchants, des hauts et des bas mais qu’il ne fallait jamais perdre espoir, surtout dans le métier de représentant. William était resté impassible, écoutant respectueusement ce discours qu’il jetait au panier au fur et à mesure qu’il lui arrivait aux oreilles. Il se retenait de dire à son patron qu’il n’en avait rien à faire de tout ce bazar, qu’il n’avait qu’une idée en tête pour le moment, celle de rentrer chez lui, tout simplement, et de dormir au moins trois jours d’affilée avant de se prendre une bière et de glander devant la télé ! Mais ce n’était pas très décent comme discours, alors il s’était mordu la langue pendant tout le temps du bla-bla du Grand Manitou.

Ce dernier avait quelque peu perdu son calme quand il avait vu que rien ne pouvait faire revenir William sur sa décision. Il avait dû apercevoir les liasses de billets s’envoler par la fenêtre.

William était libéré de toutes ces chaînes et il n’aurait jamais cru que c’était aussi fatigant d’être libre. Il ne voyait que son lit devant lui et inconsciemment, au volant de sa voiture, il se disait qu’il avait de la chance que le véhicule connaisse la route par cœur, parce qu’à ce moment là, William était loin, très loin…

Si loin qu’il ne vit pas le rond point arriver sur lui. Un truc énorme, flanqué de maïs et d’arbres qui n’auraient pas le temps de grandir après le passage de William. Sa voiture arracha quelques pieds de maïs, s’esquinta le pare-choc et les bas de caisse sur les talus de terre et partit en vrille quand elle entama un bras de fer avec un arbre d’un bon diamètre, le plus vieux de toute la bande. Aidée par la route humide, la voiture tourna trois fois sur elle-même avant de s’immobiliser un peu plus loin, une roue dans un fossé dont le bord menaçait de céder.

William secoua la tête pour se remettre du choc. Il avait mal au crâne, une bosse vers la tempe gauche, sûrement, et la ceinture de sécurité l’avait tellement pressé que sa poitrine lui faisait mal quand il respirait. Il sortit tant bien que mal de sa voiture qui craquait à chaque mouvement qu’il faisait. Il s’arrêtait de bouger à chaque fois, attendant de voir si le véhicule allait finir sa course dans le fossé. Quand William eut mis les deux pieds sur la terre ferme, la voiture décida qu’il était temps d’aller se reposer dans la fosse, en se couchant sur le côté conducteur.

William la regarda sans aucun dégoût, sans aucun remord. Il n’était pas assez frais pour réagir. Et puis, il y avait quelque chose qu’il ne comprenait pas. Il reconnaissait la route : c’était celle qu’il avait empruntée le matin-même pour aller travailler. Il la reconnaissait grâce aux panneaux indicateurs un peu plus loin ; les arbres qui bordaient le bitume étaient les mêmes qu’à l’accoutumée avec, entre deux d’entre eux, la même gerbe de fleurs changée chaque année pour témoigner qu’un jeune homme ou une jeune fille avait tragiquement trouvé la mort au volant de son bolide.

Il n’y avait pas de doute, c’était bien la bonne route. Le seul hic était qu’il n’y avait jamais eu de rond point à cet endroit. C’était en ligne droite, sur sept bons kilomètres, donc aucune raison de construire un rond point. Pourtant, il était là. Et si la route principale continuait son chemin à travers les collines, une route secondaire partait du fameux rond point, né en une journée, et se perdait dans la campagne. A quelques mètres de là, il y avait une pancarte, rouillée. Elle indiquait : lieu-dit Les Jumeaux.

 

William resta quelques minutes à regarder la pancarte, les mains dans les poches, un peu de sang lui coulant lentement de la tempe sur la joue gauche. Il n’y prêta que très peu d’attention. Il cherchait surtout à voir ce qu’il y avait un peu plus loin. Il voyait des champs, des champs et encore des champs. Sa curiosité le poussait à s’avancer un peu plus pour trouver un village ou quoi que se soit qui justifie la présence de ce lieu-dit mystérieux. Mais quelque part au fond de lui, une sonnette d’alarme retentissait. Après tout, il n’était pas normal de trouver un rond point en rentrant chez soi le soir alors que le matin, il n’y avait rien. Alors la curiosité fit taire la sonnette et William se mit à marcher. Il avait oublié sa voiture agonisant dans son fossé ; il avait oublié les douleurs à la tête et à la poitrine ; il avait oublié qu’il avait sommeil…

Au bout de quelques mètres encore, il rencontra un épais banc de brume qui virevoltait au ras du sol. Et plus il s’avançait, plus la brume se faisait dense. William crut même durant un instant qu’elle l’invitait à aller voir plus loin en le plongeant dans une espèce d’état second. La brume voletait autour de lui en laissant une trace fraîche derrière elle. La route était humidifiée et devenait plus glissante à chacun des pas de William. Il réalisa alors qu’il n’avait pas plu de la journée et qu’avant de rencontrer le rond point maudit, le bitume était parfaitement sec. Cette réflexion tira William de sa rêverie et il cligna des yeux pour s’apercevoir qu’il était au milieu d’une rue d’un village. Certainement la rue principale. Il se tourna pour regarder alentour et ne vit pas trace d’une quelconque brume. Par contre, la route était toujours détrempée, si bien qu’il pouvait voir son reflet non seulement dans les flaques mais aussi sur la route elle-même. Il détestait cet effet de miroir par temps de pluie quand il conduisait : il n’y voyait rien.

La lune se reflétait sur les pavés des trottoirs, les lumières des lampadaires l’accompagnaient et toutes ces lueurs semblaient guider William vers une sorte de bâtisse d’aspect délabré. Au dessus de la porte d’entrée, une large enseigne indiquait « Hôtel-Restauration-Bar ». Il y avait de la lumière qui perlait à travers les volets de bois fermés dans un état lamentable. Certaines planches ne tenaient que par des bouts de ficelle. William se serait cru au moyen-âge ou dans un western.

Il entra dans la bâtisse. Très vite, il fut submergé par la fumée de cigarette mêlée à celle du cigare, plus forte, plus agressive. Il pénétra dans une grande salle où l’ambiance était aussi animée que celle d’un cimetière. Cimetière que l’on pouvait d’ailleurs apercevoir par la seule fenêtre ouverte de la pièce. Elle permettait sûrement d’aérer la salle, vu que les autres fenêtres étaient fermées et les volets tirés. Tout le monde se tourna vers William, stoppant net leurs occupations et discussions. Dans le fond, un couple était en train de se bécoter et l’homme oublia l’espace de quelques secondes de peloter sa chère et tendre.

William en fut amusé. Mais il déchanta quand il s’aperçut soudainement que ce couple se tenait également à quelques mètres de lui, assis à une table devant des bocks de bière. L’homme avait la main dans l’entrejambe de la jeune fille. Cela ne semblait ni gêner, ni choquer personne.

Et William prit sa seconde claque en comprenant que tout le monde ici était en double. Les jeunes garçons aux vêtements salis par la terre ; les vieux au chapeau de paille et mains noueuses, abîmées par le temps et le travail des champs ; les femmes en tailleur élégant donnant à leur silhouette tous leurs avantages…

William tituba jusque vers le bar et prit place en saluant tout le monde deux fois de suite.

Le barman, une armoire à glace à barbe blanche, s’approcha de lui et lui demanda ce qu’il désirait prendre.

– Un remontant s’il vous plaît ! Et un bon ! répondit William.

– Pas tous les jours que l’on voit autant de jumeaux, hein mon gars ? lui demanda le barman en lui servant un whiskey, sourire aux lèvres.

William ne devait pas être le seul à être entré ici et perdre pied devant tant de jumeaux. Il repensa au nom du lieu-dit et se demanda si tout cela pouvait être possible. Est-ce que tous les jumeaux et jumelles des environs avaient décidé d’élire domicile dans la cambrousse et de construire un village qui s’appelait « Les Jumeaux » ? Même si cela était du domaine du possible et qu’il trouvait l’idée plutôt amusante, il ne pouvait pas faire taire cette voix au plus profond de lui qui l’alertait que quelque chose ici ne tournait pas rond.

Le barman avait l’air amusé devant la tête ahurie de William. Il se pencha en lui faisant signe de s’approcher. William s’exécuta.

– Nous sommes tous en double ici. Tiens, regarde là-bas dans le coin.

William tourna la tête vers l’endroit indiqué par le vieux barman. Il vit deux femmes en tout point identiques, l’air sévère mais fortes agréables à regarder ; avec les formes qu’il fallait où il fallait. Pas le genre « garce-allume-tout-ce-qui-passe » mais de vrais tops modèles au regard enflammant tout sur leur passage. William comprit très vite que ces demoiselles devaient faire l’objet de beaucoup de convoitise de la part de ces messieurs. Cependant, ce soir, elles étaient seules, assises à leur table, à siroter une bière et à regarder avec envie les couples dont les ébats devenaient de plus en plus sulfureux.

– Tu ne crois pas que des gonzesses comme ça, ça n’a rien à faire seul ? demanda le barman.

– Si, c’est ce que je me disais, dit William en prenant une gorgée de son whiskey.

– Et tu ne te demandes pas pourquoi elles sont là ?

– Ben, elles attendent les prétendants qui ne devraient pas tarder à arriver, non ?

– Elles attendent tous les soirs, à la même table et tous les soirs, elles regardent, en bavant, les autres qui baisent devant tout le monde.

William crut pendant un instant qu’il allait s’étouffer avec sa gorgée de whiskey qui passait par le mauvais trou.

– Quoi ? reprit-il entre deux toussotements. Vous voulez dire, qu’ils ne se contentent pas de se peloter ? Ils… Ils font ça devant tout le monde ?

– Ouais ! Et après ? C’est pas le plus important ! Ils ne vont pas jusqu’au bout de toute façon. Mais ils sont là pour quelque chose…

– Expliquez-vous…

Le barman désigna une nouvelle fois les femmes au fond du bar, dans le coin le plus sombre.

– A droite, c’est Chloé et à gauche Morgane. C’est le blanc et le noir. C’est le oui et le non. C’est le Yin et le Yang.

William ne semblait pas comprendre. Alors le barman continua.

– Nous sommes tous en double ici, je te l’ai dit. Moi aussi je suis en double et toi, tu ne vas pas tarder à l’être. Et si nous sommes ici, c’est parce que celui qui est plus haut, au dessus, ne sait pas quoi faire. Il sollicite chaque partie de son être pour trouver une réponse. Il demande ce qu’il en pense à la face éclairée et il demande la même chose à la face obscure. Et plus il met de temps à prendre une décision, plus on est coincé ici !

– Vous êtes en train de me dire que chacun ici représente la facette d’une seule et même personne ?

– T’as tout compris. Ton être est perdu. Je ne sais pas pourquoi et ce n’est pas vraiment le but en fait. Mais il est perdu. Et quand il aura trouvé sa réponse, l’un des doubles va disparaître.

William fixa le barman. Il se demandait bien ce qu’il devait penser de tout cela. Il était posé dans un bar assez crade, il fallait l’avouer. La lumière y était terne, il n’y avait pas d’ambiance. Même les couples qui se donnaient en spectacle devant les consommateurs semblaient faire cela en silence.

– Chloé et Morgane sont là pour quoi, elles ? demanda alors William.

– Chloé veut goûter à la chair masculine. Morgane est plus attirée par la chair féminine.

– Une hétéro et une gouine en somme !

– En manquant de respect, c’est un peu ça.

– Et alors ? Il y en a une qui fait ça de son côté et l’autre part du sien !

– T’as pas tout pigé le bleu ! trancha le barman en se rapprochant de William. Ces deux personnalités sont dans un seul et même corps, un seul et même esprit. Et il y a contradiction entre les deux. Ils ne veulent pas cohabiter. Le blanc et le noir ne donneront pas de gris ! Il n’y a pas de nuances de gris. C’est blanc ou noir, l’un ou l’autre mais pas les deux. Celle qui est au dessus, ne veut pas être bi. Tu piges ?

– Je crois, oui… Mais, ces couples là. Les jumeaux hommes, avec les jumelles femmes… Ils sont là à se peloter, à se lécher comme des tarés, qu’est-ce qu’ils ont ? Qu’est-ce qu’ils veulent ?

– J’en sais rien. C’est leur affaire. Mais on pense que le problème est d’ordre sexuel. On pense aussi qu’ils sont mariés.

– Mais vous avez bien su pour Chloé et Morgane…

– Parce qu’elles m’en ont parlé. J’ai discuté avec elle pour savoir ce qu’elles avaient, ce qu’elles voulaient. Après, le choix ne me revient pas. Je n’ai pas le droit d’interférer dans ces histoires.

William finit son whiskey et jeta un œil aux couples. Ils en étaient tous deux au même endroit : les hommes faisaient sauter les soutiens-gorge de leur compagne.

– Ben voilà, ça ne sera pas pour ce soir ! se languit le barman.

– Comment ça ? demanda William.

– Ils s’arrêtent toujours là. Chaque soir.

William comprit que le barman parlait des couples. Il se retourna et vit une des femmes des couples serrer les cuisses alors que l’autre les écartait. Quant aux hommes, l’un était prêt à continuer sur sa lancé mais se heurtait aux cuisses fermés de la donzelle ; l’autre était debout, prostré, comme un gosse timide et émerveillé par un jouet plus qu’imposant pour lui.

Les couples se levèrent et quittèrent le bar sans regarder qui que se soit.

– Ils ne sont jamais venu vous parler ? demanda alors William qui prenait la bière que le barman venait de lui servir sans lui demander son avis.

– Non. Et je m’en tape, s’ils préfèrent rester à tourner en rond, c’est leur affaire.

– Vous pensez avoir réponse à tout pour tout le monde ici ? demanda William non sans se moquer un peu du barman.

Ce dernier prit un air sévère. Il n’appréciait visiblement pas que l’on se paie sa tête. Il ne dit mot mais William comprit qu’il avait fait une erreur en parlant ainsi.

– Quelqu’un va s’en aller, dit alors le barman calmement.

– Je suis désolé, je ne voulais pas vous offenser, implora William.

– La ferme, gamin ! C’est pas de toi qu’il s’agit.

Les regards se tournèrent tous vers la porte d’entrée. Des craquements se firent entendre et les doubles portes s’ouvrirent toutes seules sur une haute silhouette encapuchonnée et serrée dans un manteau de pluie marron sali par le temps et les intempéries. De l’eau semblait dégouliner sans arrêt du vêtement, même à l’abri.

L’homme s’arrêta à l’entrée et fit le tour de l’assemblée, la lumière était devenue plus sombre. Chacun paraissait apeuré. Sauf William qui ne comprenait pas vraiment ce qui se passait.

L’homme ôta sa capuche et William reconnut le barman. Instinctivement, il se tourna vers ce dernier pour constater qu’il n’avait pas bougé de place. Il revient sur l’homme au manteau de pluie qui s’approchait maintenant d’un homme plutôt âgé. Sa copie conforme se trouvait à l’autre bout de la pièce et regardait la scène, terrifié.

Toute cette tension, toute cette peur fit trembler William. Il ne comprenait pas pourquoi l’atmosphère était si lourde tout d’un coup. Il ressentait une sorte de couvercle qui retenait la pression et une sensation désagréable de vouloir exploser, de vouloir crier pour faire échapper cette pression sans pour autant pouvoir le faire. Il se sentait se consumer de l’intérieur.

L’homme au manteau de pluie, toujours dégoulinant mais ne mouillant pas le sol douteux, prit le vieil homme par les joues et commença à l’embrasser. Le vieux tremblait en voyant la masse avancer sur lui et tout de suite après, il était pris de spasmes. De l’autre côté de la salle, le double pleurait des larmes de sang et était debout, tétanisé.

Quand l’homme au manteau de pluie relâcha le vieillard, celui-ci n’était plus qu’une marionnette, une enveloppe corporelle complètement vide et desséchée. Elle tomba en poussière et le double, à l’autre bout, poussa un cri strident où se mêlaient peur, douleur et rage.

L’homme au manteau de pluie remit sa capuche et sortit sans rien demander d’autre. Les portes se refermèrent sur lui en un claquement sec.

William regarda le barman qui soupira.

– C’était votre double ? demanda le jeune homme.

Pour toute réponse, le barman acquiesça.

– Il vient récupérer ceux qui ont triomphé. Ceux qui ont fait pencher la balance, au dessus, expliqua le barman.

– Et l’autre double meurt toujours dans d’atroces souffrances, comme là ?

– Toujours…

William parut inquiet durant quelques secondes. Il était dans un endroit irréel et pourtant il le trouvait très vrai. La bière avait bon goût, elle le désaltérait, il la sentait couler le long de son gosier, répandant sa fraîcheur dans tout son corps. Il sentait tout cela. Alors est-ce que cet endroit était si irréel que cela ?

– On reste longtemps ici en général ? demanda-t-il enfin.

– Cela dépend. J’ai déjà vu des gens qui à peine entrés étaient déjà repartis. Morgane et Chloé par exemple, ça fait près de quatre ans qu’elles sont là.

William regarda les deux jeunes femmes. Il lui semblait que plus le temps passait, plus elles tombaient en décrépitude.

– Quatre ans ! C’est long comme attente ! Et je n’ose même pas imaginer l’état de celle qui est au dessus, finit le barman.

– L’incertitude, l’indécision. Il n’y a rien de pire pour un homme.

– Tu n’as pas encore tout vu gamin. Ton double n’est pas arrivé. Mais quand il sera là, tu n’auras plus aucun jugement possible. Tu seras en total désaccord avec toi-même, toujours à te contredire, tu seras même, à un moment donné, à la limite de la folie. C’est la fatigue aussi bien physique et mentale qui te fera accepter ton sort. Quoique, ce n’est pas toujours comme ça que ça se passe… ça dépend des personnalités.

William se demandait si cela était possible. Si on pouvait être aussi perdu. Il ne comprenait pas encore comment il pouvait avoir un double, un jumeau qui était censé débarquer, et comment il pouvait être en contradiction avec lui. Il avait ses idées, il savait les défendre et si quelqu’un devait venir ici et qu’il devait être sa copie conforme, comment se pourrait-il qu’ils soient en contradiction l’un avec l’autre ?

Parce que je suis ton opposé, tout simplement.

William sursauta en renversant pour l’occasion un peu de sa bière sur le comptoir. Il regarda l’homme assis à côté de lui ; ou plutôt il lui sembla se regarder dans un miroir. Il était là, habillé exactement pareil, des tâches de boues exactement au même endroit sur le costume, la même coupe de cheveux, le même air fatigué. Mais William décela quelque chose dans le regard, quelque chose de malsain, de mauvais.

– Voilà. Bon courage petit, dit le barman en servant une bière au nouveau William et s’éclipsant ensuite.

William ne savait ni quoi dire, ni quoi penser. Il avait discuté avec le barman toute la soirée ; ce dernier lui avait bien expliqué comment cela se passait dans son bar mais quelque chose en lui l’empêchait de croire que tout ici était réel.

Le William à côté de lui se mit à rire.

– Qu’est-ce qui vous fait rire ? demanda William.

– Allons ! Pas de chichis entre nous ! Je te tutoie, tu en fais autant pour moi et s’il te plaît, ne m’appelle pas William ! C’est ringard comme nom !

Sur le coup, William ne sut quoi dire. Il s’était vu en train de se dire que son prénom était ridicule ! Le comble.

– Et comment on doit t’appeler ?

Nouveau sourire.

– On ? On doit m’appeler Franck ! C’est plus viril !

– Ok, Franck… Qui es-tu ?

– Toi mais en mieux ! Je suis ton antithèse, ton opposé.

– Et tu viens faire quoi ici ?

– La même chose que tous les autres, je suis venu te faire retrouver un semblant de réalisme !

– Pas très indiqué dans un endroit pareil, tu ne crois pas !

– C’est bien vrai ! Mais tout est réel ici, tu n’en as pas encore conscience ! Mais les greluches là-bas, ont réellement un malaise ! Le vieux qui est parti tout à l’heure, est soulagé maintenant, quel que soit le chemin qu’il ait décidé de suivre ! Mais toi… Toi tu es encore dans un rêve. Tu crois exister, tu crois avoir raison sur ce que tu es mais tu ne sais rien en fin de compte…

– Et tu es venu me dire ce que je dois penser, c’est ça ?

– Non ! Je suis venu me battre et je vais gagner !

– Tu es toujours aussi sûr de toi ?

Franck se contenta de sourire en buvant une gorgée de bière. Quand il l’eut terminée, le barman revint lui en servir une autre sans même lui demander son avis. Il fit de même avec William qui se rendit compte qu’il en avait bu pas mal en une seule soirée ; pourtant, il ne ressentait aucun enivrement.

– Je t’observe depuis trois heures, continua Franck. Je dois dire que tu me fais pitié.

– Trois heures ? Ça ne fait pas trois heures que je suis là !

– Tu paries ? Trois heures sous ce temps dégueulasse et dans ce froid, ça ne s’oublie pas comme ça ! Tu as passé trois heures à discuter avec le barman, il t’a expliqué comment fonctionnait cet endroit et tu n’as apparemment encore rien compris.

– Mais toi, tu as tout saisi, c’est ça ?

– Je sais que là haut, il a un problème. Il ne sait pas par où commencer. Il est perdu. Et je suis là pour qu’il prenne la bonne décision.

– Ta décision autant que possible !

Franck laissa tomber sa bière sur le comptoir et souriant.

– Tu n’es pas si débile que tu en à l’air ! Tu as tout compris pour une fois !

– Et tu comptes t’y prendre comment ?

– Très simple. Je vais te prouver que la meilleure solution est la mienne. Parce que j’ai pas envie de finir comme la goudou et la sainte nitouche !

– Comment ça ?

– Le barman te l’a dit ! Ça fait quatre ans qu’elles sont là à se battre, à déblatérer pour savoir qui est la meilleure idée que celle du dessus peut avoir !

William se tourna vers Chloé et Morgane. Elles étaient toujours assises à la même table. Elles se jetaient des regards de biais où l’on pouvait lire une certaine rancœur l’une envers l’autre.

– Elles n’ont pas décroché un mot de toute la soirée ! s’exclama William.

– Parce qu’on ne les entend pas triple buse ! Comme elles, elles ne nous entendent pas ! Personne n’entend autre chose que son double ici. Il n’y a que le barman qui peut écouter chaque conversation et intervenir. C’est pour ça qu’il s’est barré quand je suis arrivé. Il n’avait pas envie de nous entendre nous taper dessus. Il en a sa claque de toutes ces conneries ! Il n’en a rien à foutre de ces glands qui ne savent pas prendre de décisions pour gérer leur vie ! L’ennui, c’est que si plus personne n’affronte ce genre de dilemme, il n’a plus qu’à fermer son bar…

William repensa alors aux couples qui passaient leur temps à se bécoter. Le barman lui avait dit qu’il ne savait pas pourquoi ils étaient là exactement. Il ne pouvait faire que des suppositions à leur sujet. Cependant, il lui suffisait de les écouter pour savoir de quoi ils parlaient et savoir ainsi ce qu’ils faisaient là. Il lui aurait donc menti. Dans quel but ?

– On s’en tape de ça aussi ! Qu’il ait ou non dit la vérité, on s’en cogne ! s’exclama Franck.

William fut étonné. Ainsi, son alter ego pouvait lire dans ses pensées. Dans ce cas, pourquoi lui ne pouvait-il pas en faire autant ?

– Parce que c’est le début de la fin mon grand, j’ai déjà pris le dessus. L’autre là haut sait déjà comment ça va se terminer et ça se terminera à ma façon ! Tout simplement.

– C'est-à-dire ? C’est quoi ta façon ?

– Très simple, on ne change rien au plan. Il reste ce qu’il a toujours été : un profiteur. J’avoue que c’est très fort ce que tu as essayé de faire.

William ne comprenait pas ce que Franck voulait dire. Ce dernier s’en aperçut, ou plutôt, il savait. Alors il continua :

– Tu voulais lui faire suivre un chemin plus moral (il mima deux guillemets dans les airs en disant cela). Un chemin plus rose-bonbon ! Mais réveille-toi, grand ! Si Alice devait m’être contée, elle finirait au pays des cauchemars ! Le monde est noir là dehors et ceux qui s’en tirent le mieux, ce sont ceux qui profitent de la naïveté des gens ! Tu es là pour cracher et te faire entuber à sec ! Pas de répit, ce que tu gagnes, tu dois le perdre. Tu dois assurer la pérennité du grand manitou des enculés !

William ne sut quoi répondre. Il ne toucha pas à sa bière. Il regarda Franck vider la sienne. Il ne se demanda pas si cet être abject qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau avait raison tout compte fait. Ça ne lui traversait pas l’esprit. Il venait juste de comprendre que quelqu’un pouvait avoir des idées différentes des siennes. Lui, il pensait que rien n’était impossible, que chacun avait le droit de changer et d’avoir une seconde chance. A condition, cependant, qu’il ne s’écarte pas du droit chemin, celui qui était tracé par la bonne conscience, par la moralité.

– Ne cherche pas à démonter ce que je dis Billy, reprit Franck sans quitter le comptoir des yeux. C’est la loi de la jungle. A ton avis, qui réussit dans ce monde pourri ? Je te le demande… Tu crois que ce sont les petits gars bien peignés, qui font leurs 35 heures tranquillement et qui rentrent chez eux le soir pour se mettre devant des fictions merdiques avec leur bonne femme ?

William écoutait. Il n’adhérait ni à ce que disait Franck ni à ce qu’il tentait de lui faire comprendre. Il le regarda, incrédule, limite benêt peut-être, ce qui eut le don d’agacer Franck.

– Ben quoi ! s’emporta ce dernier. Tu ne vas pas me dire que j’ai tort ? Tu sais bien que c’est celui qui en bave le moins qui entre et baise la reine du bal !

En plus de ça, William commençait à détester le langage de l’hybride à côté de lui.

– Hommes politiques, qu’ils soient de n’importe quel bord, chefs d’entreprises, plus ou moins gros patrons qui se félicitent d’avoir un beau bureau… Tous ces gens font tourner le monde ! Ils en sont les rois ! Et on s’en balance qu’ils soient plus cons que la moyenne ! L’important, c’est de faire du fric, c’est tout ! Ils n’auront jamais assez d’une vie pour le gaspiller mais qu’importe ! Ils sont là pour se goinfrer sur la tronche du petit employé et c’est ce qu’ils font ! C’est ce que l’autre en haut fera ! Dès demain !

– Il a encore un brin de conscience, répondit calmement William.

Franck sourit. Le barman vint leur servir une nouvelle bière. Franck attaqua aussitôt la sienne. William continua de fixer son double.

– Tu ne peux raisonner que dans ce sens là. Tu dois penser aux autres, tenta de convaincre William.

Cela lui valut un sourire narquois de la part de Franck. Il avait les idées bien trempées, il savait ce qu’il voulait et ferait tout pour l’avoir.

– Tout ne peut pas être construit sur cette base de…

– Tout est construit sur la base de celui qui bouffe son prochain pour survivre, Billy ! Tu n’y peux rien ! Si tu ne t’imposes pas, tu crèves, si tu te laisses faire, tu crèves ! C’est comme ça ! Tout le monde n’est pas beau, tout le monde il est pas gentil (il mima cette fois une marionnette folle) ! Tu ne peux pas survivre en tendant la main. On t’arrache le bras à chaque fois !

– Il y a du bon en chacun. Le monde peut être construit sur des bases solides de respect.

– T’as vu ça où, toi ? On n’est pas dans un conte de fée ! Réveille-toi !

Pour l’occasion, il rit de bon cœur. William n’appréciait pas de se faire insulter de la sorte.

– Il n’y a rien de bon qui survive, continua Franck. Depuis le temps, ça se saurait !

– Tu as l’air si sûr de toi.

– Et comment !

– Alors qu’est-ce que je fais là ?

Pendant un moment, William crut qu’il était enfin parvenu à mettre Franck au pied du mur ou à le déstabiliser. Celui-ci ne pouvait répondre. C’était du moins ce que William crut le temps d’une seconde.

– Tu es là pour te faire bouffer et laisser la place aux vrais gaillards, ceux qui ont les couilles de faire en sorte que là haut, tout se passe pour le mieux !

– En écrasant tout sur son passage ?

– Exact !

– Tu as déjà perdu alors, parce que le moindre faux pas et celui du dessus va redescendre aussi vite qu’il sera monté.

– Peut-être. Peut-être pas. Mais une chose est sûre : il va en profiter et se goinfrer ! Il pourra devenir plus con que son patron actuel et pourra pourrir de l’intérieur, je m’en tape ! Il va s’empiffrer jusqu’au menton ! Ça le fera peut-être crever d’une overdose mais au moins il sera bien !

– L’argent et le pouvoir n’ont jamais aidé qui que ce soit.

– Gnagnagna ! Et quand tu auras finit de sortir des maximes à la con, tu penseras à boire ta bière et nous laisser sortir d’ici !

William comprit qu’il ne ferait jamais le poids face à tant de mesquinerie, d’animosité et d’hypocrisie.

Il se dit que finalement, si tout ceci était vrai, s’il était le côté lumière et Franck le côté obscur d’une personne, c’était bien que celle-ci avait décidé d’avoir ces deux côtés. Et vu l’ardeur que mettait Franck dans ses propos, le choix était déjà fait.

William ne baissait pas les bras. Il pensa que si la victoire lui échappait tout de suite, c’était pour qu’elle soit plus glorieuse dans quelques temps, quand, là haut, on aurait comprit que Franck faisait fausse route.

William entendit un bruit à l’extérieur. Des pas lourds et sourds. Il savait ce que c’était. Il savait ce qui allait arriver. Mais avant cela, il réalisa que le monde auquel il n’appartiendrait plus dans quelques secondes allait sombrer dans une nuit sans fin, le néant, les ténèbres absolues.

Il comprit que pour réussir, il fallait être le « grand manitou des enculés ».

Il le comprit un peu tard.

Publié dans Le coin lecture

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